Témoignage de Muriel L.

Nous sommes le 1er janvier 2007, je suis seule à la maison. Mes jumelles de quatre ans sont parties avec leur grand-mère visiter leur père au centre de thérapie dans lequel il séjourne depuis un mois. Ce n’est pas la première fois qu’il va en thérapie. C’est une journée propice pour faire le bilan des années passées, évaluer le chemin parcouru et prendre les bonnes résolutions pour poursuivre la route.

Je me souviendrai toute ma vie du soir où j’ai reçu la documentation sur le programme d’Aide à la famille de la Maison Jean Lapointe. C’était en novembre 2003. Mon conjoint venait d’entrer en cure fermée pour tenter de régler ses problèmes d’alcool et de drogue. Une fois mes bébés endormis, je me suis installée confortablement pour lire les nombreux papiers de cette grande enveloppe qui me faisait un peu peur. J’ai d’abord répondu au questionnaire pour me rendre compte à quel point je connaissais mal mon amoureux malgré les cinq années passées ensemble ; à quel point je ne savais rien ou presque sur son problème de dépendance qui n’était pourtant pas récent… Il consommait depuis plus de dix ans. Puis j’ai lu le dépliant sur la codépendance. Et là, le temps s’est arrêté ! Je suis restée figée, saisie de voir les mots, de les lire, ces mots qui décrivaient si justement ce que je vivais. Tout à coup, je me rendais compte que mon mal-être portait un nom – la codépendance – et que derrière ce mot, il y avait tout un tas de comportements destructeurs que je m’infligeais depuis des années. J’étais abattue. Il n’y avait pas que mon conjoint qui avait un problème : moi aussi, j’en avais un ! J’ai pleuré, en silence. Et je suis restée des heures à lire et relire ces mots, encore et encore, comme si je voulais les absorber. Même si je n’en comprenais pas encore tout le sens, ils me faisaient du bien et en même temps, ils ravivaient mes blessures. Et puis, à force de pleurer, tout est devenu flou. J’étais épuisée. Finalement, quand je me suis couchée, j’étais décidée à m’inscrire à ce programme. 

La première fois que je suis allée à la Maison Jean Lapointe, je ne savais pas à quoi m’attendre… Ce fut un immense choc. Et aussi le point de départ de ma remontée. Comme la poussée qui, quand on touche le fond, nous propulse vers la surface. Mais ce soir-là, j’avais des nœuds dans le ventre. Je me demandais si j’allais croiser mon conjoint qui était en cure à ce moment-là. Était-ce anonyme ? Allais-je devoir parler ? J’ai été accueillie avec chaleur et guidée dans une grande salle où d’autres personnes s’étaient déjà rassemblées, en silence. 

Je me souviens aussi des gens qui étaient là, leur visage était fermé, leur regard triste, leurs traits tirés. Et je me disais : « Mon Dieu, mais qu’est-ce que je fais ici ? Est-ce que je leur ressemble ? » J’avais envie de prendre mes jambes à mon cou, mais les intervenantes sont arrivées, souriantes, douces, aimables. Elles ont commencé à parler, j’ai écouté, j’ai pleuré. Plus l’histoire qu’elles racontaient avançait, plus je pleurais : tout ce qu’elles disaient au passé, je le vivais au présent et ça faisait mal. Je n’en revenais pas, je me leurrais depuis si longtemps sur ma vie et mes proches. J’ai ainsi découvert que je venais d’une famille où il y avait déjà des problèmes d’alcool ; que je cautionnais des comportements inacceptables à la maison ; que je ne me connaissais pas ; que j’étais incapable d’exprimer mes émotions ! Bref, c’est comme si on venait d’assener un coup de boulet dans mon histoire familiale. Les intervenantes m’avaient poussée à lever le voile sur mon déni. J’étais atterrée ! C’était comme dans un mauvais film, un vrai cauchemar. 

J’y suis retournée le lendemain. Même si c’était pénible, je sentais que je me libérais d’un poids immense. Je trouvais les intervenantes incroyables, presque surhumaines ! Elles dégageaient vraiment quelque chose de particulier, une énergie qui me faisait du bien. Comment pouvaient-elles raconter les atrocités de leur passé avec un tel détachement ? Je les admirais, je les trouvais très dignes, elles me donnaient de l’espoir. Et je me disais qu’un jour, moi aussi, je serais comme elles. 

Je pleurais beaucoup. J’avais mal, mais en même temps, les histoires me réconfortaient. Je n’étais pas seule, ce que j’endurais existait dans d’autres familles, dans d’autres milieux. Notre point commun à tous, c’était la souffrance que nous ressentions parce que nous aimions une personne dépendante. Peu à peu, les intervenantes m’ont fait prendre conscience que j’étais en pleine dépression. Je suis allée voir mon médecin, qui a confirmé le diagnostic. J’ai alors arrêté de travailler quelque temps pour me consacrer à mon rétablissement. J’ai suivi les conseils reçus à la Maison et j’ai trouvé un groupe Al-Anon. Des personnes avec qui je me sentais bien. Ils m’ont initié à un nouveau mode de vie et aux fameuses douze étapes. Avec eux, j’ai commencé à accepter le fait que mon conjoint était vraiment malade, ce qui était loin d’être évident pour moi. J’ai appris à parler au « je », à exprimer ce que je ressentais, à affronter mes sentiments de honte et de culpabilité. Tout ça me faisait un bien fou. Les meetings étaient comme un baume apaisant. Je me sentais bien accueillie, acceptée telle que j’étais, comprise dans jamais être jugée et , finalement, privilégiée de connaître le groupe et ses membres. Je recollais un à un les morceaux de ma vie, je retrouvais ma dignité, je me reconstruisais. 

Lorsqu’il est sorti de cure, mon conjoint est parti vivre à l’extérieur quelques mois. À son retour, il était toujours sobre et m’a proposé qu’on refasse un essai de vie commune. J’étais d’accord. Durant quelque temps, nous avons touché au bonheur familial. Mais le répit fut de courte durée. Il a rechuté, les comportements destructeurs sont réapparus et je lui ai demandé de partir. Moi qui pensais que tout irait pour le mieux dorénavant, je m’étais trompée. Je n’avais pas encore compris ce qu’était le détachement. Alors, j’ai replongé moi aussi dans ma dépression et mes comportements de codépendance. 

Après une autre cure de désintoxication, le père de mes filles s’est installé dans un appartement près de chez moi. Il n’était plus question d’habiter ensemble, nous nous étions fait trop de mal. Pour préserver le lien d’attachement entre lui et ses filles, nous avons décidé qu’il en aurait la garde toutes les fins de semaine. De mon côté, mon amour pour lui commençait à s’étioler, mon admiration avait disparu et je le voyais sous un autre angle. Sans le savoir, je commençais à faire le deuil de cette relation. J’anticipais constamment une nouvelle rechute de mon ex et angoissais quand les enfants étaient chez lui. J’avais progressivement arrêté d’aller aux Al-Anon, je n’avais plus d’énergie, j’étais épuisée…

Mais cette fois-ci, j’ai été capable de reconnaître les symptômes de ma dépression et suis allée me chercher de l’aide toute seule. J’ai participé à des ateliers sur l’estime de soi et ai doucement repris du pouvoir sur ma vie. Comme la rechute annoncée de mon ex a effectivement eu lieu, plus grave que jamais, j’ai pris les mesures légales pour obtenir la garde des enfants et les protéger des comportements agressifs de leur père, tout en tentant de préserver le lien affectif qui les unissait. 

Cette rechute m’a aussi permis de mesurer les progrès que j’ai faits. Cette fois-là, j’ai réussi à intégrer et à utiliser les outils que la Maison Jean Lapointe de mon groupe Al-Anon m’avait fourni. J’ai fait l’expérience du détachement. Je sais maintenant poser mes limites et dire « non » sans me sentir coupable, sans sentir que je n’ai pas de coeur. Je continue de préserver le lien entre mes filles et leur père en acceptant qu’il vienne les visiter à la maison. Ça a été bouleversant pour elles de vivre cette rechute. Comment expliquer à des enfants de quatre ans la nature de cette maladie ? Comment répondre aux nombreux « pourquoi » ? Pourquoi papa est malade ? Pourquoi c’est si long ? Pourquoi papa est dans la maison du docteur ? Pourquoi papa n’a plus de maison ? Pourquoi on ne peut pas voir papa comme on veut ? Voir mes filles souffrir de l’absence de leur père est ce qu’il y a de plus difficile à supporter. Mais en même temps, je trouve extraordinaire qu’à quatre ans, elles soient capables d’exprimer leur peur, leur colère et leur peine. En fait, elles et moi, on a appris en même temps à le faire.

 

*Tiré du collectif Le jour où je suis entré à la Maison, publié aux Éditions Libre Expression en 2007

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